Je n’aurais pas dû naître. Je suis le résultat d’une tache sur un tableau ou d'une erreur de parcours. C’est ce que j’ai compris, ce soir-là, devant le documentaire que nous regardions maman et moi, côte-à-côte. 

Le film s’intitulait Les enfants du Refus global. J’y rencontrais les Automatistes et les bambins qu’ils avaient laissés derrière eux. Pour la première fois, l’écran me renvoyait l’image d’une mère (MA MÈRE) ayant choisi de nous élever envers et contre tous, entre ses canevas, son acrylique, ses tableaux, son travail, sa vie.

Procréer et créer?
Maman avait appris à procréer et créer tout à la fois. Au travers de la fatigue, de nos petites voix, de nos cris, de nos peines, de nos désirs immenses, de nos égos gigantesques. À trois petites filles, nous occupions tant de place dans sa vie.

Pour peindre, il lui fallait faire avec nous. Je me souviens du chevalet tendu là où l’espace le pouvait (nous habitions 5 dans un 4 et 1/2). Souvent dans la cuisine. Sitôt la vaisselle rangée; nos devoirs, leçons et cahiers, emballés. La lampe à l’ampoule vacillante restait longuement allumée (parfois toute la nuit).

Crédit : Danielle De Brière
J'ai photographié un bout d'un des tableaux de maman.
 

À sa façon, je sentais que maman veillait sur nous. Au fil des jours, je voyais nos traits (et un peu de nos histoires) se tendent sur les canevas dressés parmi nos jeux et nos désordres de petites filles.

Créer, c’était faire avec. C’était une autre façon de respirer (surtout tôt le matin ou dans la nuit quand nos petites voix s’éteignaient). Mais créer, c’était aussi traumatisant. C’était vivre dans la pauvreté. Subir l’angoisse de l’attente. Et le refus. Ces galeristes et ces acheteurs qui ne voulaient pas de l’imaginaire de maman. Maman n’était pas dans la clique. Parce qu’elle nous avait, nous (au lieu d’avoir les autres)? Est-ce que procréer et créer allaient vraiment de pair?

Fuir pour peindre 
Suzanne Meloche s’est enfuit, abandonnant sa maternité pour mieux exercer son art. Il lui fallait faire un choix. Lorsque j’étais gamine, devant le documentaire Les enfants du Refus global, j’ai résolu pour la première fois l’équation. La maternité et la vie d’artiste ne s’assemblaient pas. Procréer me faisait peur. Comment arriverais-je à faire taire mon désir de création?

Crédit : Anne Genest

17 ans plus tard, dans la boîte à lettres, une enveloppe m'attend. Je déchire le paquet. À l'intérieur se trouve un livre renfermant la réponse au questionnement qui depuis si longtemps m'habite : quelles ont été les pensées de Suzanne Meloche? Comment et pourquoi a-t-elle abandonné sa môme Manon Barbeau et son jeune frère François? Le livre La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, petite fille de la peintre et poète, épouse de Marcel Barbeau, signataire du Refus global, s'apprête à répondre à mes questions.

 

Je vais entendre, enfin, la voix de celle qui a préféré l'art à sa famille. Mes doigts sur le papier attendent de connaître les explications d'une génération d'artistes révolutionnaires qui marquent encore les pensées de mon époque.

Comment arrivez-vous à réaliser des projets personnels tout en ayant des enfants?