L’instant est cristallisé dans ma mémoire. Tranchant.

Il est fait du bois des escaliers sur lesquels je suis assise, du feutre encore mouillé de mes bottes d’hiver, du vert foncé des murs de l’entrée.

J’ai 8 ans. Un bobo sur le genou droit, les dents croches et les cheveux perpétuellement ébouriffés. J’ai deux yeux, un nez, une bouche, mais à cet instant précis, je n’ai pas de cœur. Je n’ai qu’un grand trou béant à l’intérieur.

 Je viens de comprendre. Le secret. Les non-dits. Et j’ai peur. Et j’ai mal.

« On s’en va où déjà? »
« Souper chez Grand-maman. »
« OK. Mais laquelle? »

J’ai du plomb dans la gorge. Du feu dans les yeux.

J’ai 8 ans et je veux mourir. Dormir. Renaître ailleurs, dans une autre peau, une autre ville. N’importe quoi plutôt que de continuer à subir ça.

Un vent violent bouscule une traînée de souvenirs inavouables à l’orée du monde. Dans ma tête, le haut mur du déni s’effrite. De l’autre côté de cette muraille, la réalité gronde. Elle est laide. Elle fait tempête. Elle crache, elle hurle, elle griffe sa prison d’argile à s’en arracher les ongles.

Et pourtant, hier encore sa plainte n’était qu’un bourdonnement. Tout ceci n’existait pas.

Pas vraiment.

Ce n’était pas moi, étendue sur ce lit. Je n’avais pas entendu cette respiration saccadée, ces mots gluants, je n’avais pas senti cette chaleur moite et étrangère, je ne savais pas à qui appartenaient ces mains calleuses. Cette douleur vive.

Et pourtant.

C’est mon corps qui est marqué de caresses au fer blanc. C’est mes yeux qui ne peuvent se fermer assez fort pour tout effacer. C’est ma bouche qui s’ouvre sur des hurlements silencieux.

Je ne sais même pas quand tout a commencé. Je ne sais même pas si tout peut finir.

Je me sens sale. Peut-on s’arracher de soi-même?

Et voilà que la digue éclate. Et voilà que mon esprit digère les mots et me les recrache au visage. Et voilà que je m’éveille en plein cauchemar.

On me viole. Il me viole.

 La honte a un goût et une odeur.

Ce ne sera pas ce soir. Maman l’a dit, nous n’allons pas chez lui. Personne ne comprend les larmes sur l’escalier. Personne ne comprend mes sanglots enragés. Personne ne comprend que je viens de comprendre.

Personne ne comprend.

Mais moi je sais.