Ma belle et courageuse petite fille,

Tu as 10 ans. Ton corps change. Tu le sens, et tu n’apprécies pas vraiment ce qui t’arrive. Je le sais aux questions que tu me poses sur ton avenir, sur la sexualité et sur la maternité. Tu ne comprends pas ces choses et elles te font peur. C’est normal d’avoir peur de l’inconnu, mais l’inconnu n’est pas synonyme de négativité. Toutes les étapes de la vie sont belles, et les joies d’enfants que tu laisses derrière toi ne seront pas perdues. L’âge adulte aussi est formidable, à sa manière. Je ne vais pas le nier, tu as passé de maigrichonne à pleine de nouvelles rondeurs. Mais je regarde les autres filles et tu n’es pas si différente. C’est « l’âge », comme m’a dit ma mère. Pour la première fois de ta vie, tu t’es sentie serrée dans tes pantalons. Tu dois porter une petite brassière les jours d’éducation physique. Mais sache que dans quelques années, ton corps se stabilisera.

Ce qui m’a fait tant de peine, c’est de constater la vision que tu as de toi-même. J’ai pleuré quand j’ai trouvé les épreuves de tes photos scolaires cachées dans le fond de ton sac depuis plusieurs jours. Quand j’ai su que tu refusais de me les donner. Parce que, pour employer tes mots : « Tu es grosse et tu es la fille la plus laide de toute ta classe ». J’ai été impassible comme si tu m’avais dit  : « Est-ce que je peux aller jouer chez mon amie? » J’ai eu une réaction terre à terre, mais, en dedans, j’avais le goût de hurler. La petite boule de la colère se formait dans ma gorge et les larmes que je retenais me piquaient les yeux.

Toute ma vie, je me suis regardée négativement. Je suis petite, j’ai davantage de rondeurs que de muscles, et j’ai un « pas-de-cou » mou qui ne s’embellit pas avec le temps. Jamais on ne décrira une héroïne à mon image en lui donnant des qualités de grande beauté. On dira qu’elle est drôle, ingénieuse, créative, altruiste, sensible. Ce qui, en mon sens, est bien plus glorieux que d’avoir un visage angélique ou un corps de déesse. Mais, en toute franchise, si j’avais le choix de sacrifier une de ces qualités de cœur pour un corps plus sexy, je ne sais pas jusqu’à quel point je résisterais au côté obscur de l’acceptation de soi.

Ça fait des années que je travaille sur l’amour que j’ai de ma personne, sur ce que je peux changer, et sur ce que je dois accepter. Pourtant, tu as vu la fissure dans ma tour. Tu as répondu à mon discours sur le fait que tes paroles étaient insensées : « Mais toi aussi maman, tu ne te trouves pas belle ». Alors, mon envie de hurler s’est décuplée. Comment ai-je fait pour ne pas laisser la colère franchir mes lèvres? On devrait ajouter le contrôle de soi à la liste de mes forces.

Je n’étais pas en colère contre toi. À qui j’en voulais, je ne le sais pas. Aux stéréotypes de notre époque, au regard des hommes, à l’image de la femme-objet désirable et jetable après usage? La vérité est que je suis en colère contre moi. Moi, ton modèle de femme qui te suivra toute ta vie. J’aimerais pouvoir te dire que le physique ce n’est pas important avec la même conviction que deux et deux font quatre. Comment puis-je être en mesure de te dire que tu vas aimer la personne que tu deviendras si je n’y arrive pas toujours?

Tu es ma seule enfant. Si je commets des erreurs, je ne pourrai pas me rattraper avec ta sœur. Je te demande pardon à l’avance, mais sache que ton bien-être aura toujours été ma motivation. J’aimerais que tu comprennes que lorsque tu te regarderas, tu ne verras que les choses que tu voudrais différentes, mais ce que je veux que tu saches, c’est que lorsque je te contemple, je vois la joie et l’intelligence animer tes yeux. J’aime ton sourire lorsque tu es fière de toi. J’aime ta délicatesse lorsque tu t’appliques à ton bricolage. J’aime la façon que tu as de plisser ton nez lorsque tu ris. J’aime ton visage qui se transforme lorsque tu racontes une histoire. Tu es si expressive que ton interlocuteur ne peut que vivre les émotions avec toi. Dans ces petits moments, tu es belle. Tu es plus belle que n’importe quelle fille qui pose pour vendre des vêtements à la mode. Je voudrais que tu te voies avec ces yeux-là, remplis d’amour. Et moi aussi, j’aimerais me voir comme ça. Parce que je ne dois pas être si horrible pour avoir donné la vie à une personne comme toi.

Je veux que tu saches que tu es belle à l’extérieur, mais surtout à l’intérieur. Tu es belle et courageuse, car être une femme dans notre société matérialiste, idéaliste et superficielle, ça demande un sacré cran. Et je sais au fond de mon cœur que tu as toutes les qualités requises pour t’en sortir avec brio.