« Pourquoi tu te pèses aussi souvent? »

C’est la question qu’il m’a posée un soir, sans vraiment attendre de réponse, au beau milieu d’une conversation légère sur un truc plus ou moins relié.

Parce qu’il ne sait pas.

Il ne sait pas qu’il y a longtemps, je me suis battue avec des démons. Parce que lorsque j’ai fini par les dompter, je n’ai plus eu l’envie ni la force de parler d’eux.

À une époque, j’ingérais 500 calories par jour et je m’entraînais plusieurs fois dans la même journée. J’étais passée sous la barre de mon poids santé et j’avais arrêté d’avoir mes règles chaque mois. Dans ce qui me semble aujourd’hui être une autre vie, je faisais des rages de bouffe, que je tentais d’annuler en les faisant suivre d’une séance d’exercice. Je me pesais au moins trois fois par jour, plusieurs fois d’affilée, et il n’était pas rare que je pleure en apercevant le chiffre indiqué. Pendant des années, je me suis détestée. J’ai voulu mourir. Je me suis mutilée. Et le pire, c’est que je n’arrivais pas à croire que la vraie vie, ce n’était pas ça.

Je m’en suis sortie. Je ne suis plus malade. J’ai appris à manger de façon équilibrée et à me permettre des écarts. Mon poids s’est naturellement stabilisé à un niveau sain. Je n’obsède plus sur la nourriture. Je me fiche complètement des calories. Je fais de l’exercice de façon normale, et si je n’ai pas le temps, tant pis. Je ne me fais plus de mal. Je m’aime, même ; j’aime qui je suis en dedans et en dehors. Je n’ai plus ce vide à l’intérieur. Je n’ai plus cette impression que tout m’échappe et ce besoin de contrôle sur moi et ma vie. Je suis bien.

Mais je ne serai jamais tout à fait comme celles qui n’ont jamais eu de troubles alimentaires. Encore aujourd’hui, quand j’ai le moral à zéro, instinctivement, j’ai une vague envie de vomir, d’avoir l’estomac vide, pour me sentir un peu moins mal. Encore aujourd’hui, un pan de mon esprit panique quand je prends quelques livres, même si je sais qu’elles ne sont là que temporairement.

Et oui, encore aujourd’hui, j’ai besoin de me peser. J’ai besoin de connaître le chiffre. Même s’il ne varie à peu près plus depuis des années. Même s’il ne dicte plus ce que je vais manger et ne pas manger dans ma journée. C’est une habitude, tout simplement — une que je n’ai jamais pris le temps de perdre. Une sorte de réflexe aseptisé. Une cicatrice. Le vestige des combats que j’ai menés.

Je serai toujours un peu en marge. Et ça me va, ce n’est pas un problème. Je le savais déjà depuis longtemps. Ce que j’avais oublié, ce que sa question m’a rappelé, c’est l’incompréhension, et l’isolation qu’elle entraîne. À l’époque, j’ai écrit, j’ai parlé, j’aurais tellement voulu qu’on comprenne. Mais les troubles alimentaires, ça ne s’explique pas. Ça semble simple de l’extérieur, mais ça va tellement au-delà du désir d’être mince et de la crainte des calories. C’est une autre planète, une planète où on se sent seul, perdu, incompris.

Un jour, je trouverai peut-être les mots et le courage pour lui dire. Mais en attendant, il ne sait pas.