Janvier 1999, ce jour où mon père est parti pour un voyage sans retour. J’avais 15 ans, j’étais à moitié une femme, mais surtout une enfant. Tout est si clair et si flou à la fois. Comme un rêve, bizarre et éprouvant, que je sais avoir vécu.

Je me souviens de plusieurs détails insignifiants : les vêtements que j’avais enfilés à la hâte ce matin-là. Le goût du muffin à la cafétéria de l’hôpital que je tentais vainement de manger. La chanson qui passait à la radio lorsqu’on est venu me demander de remonter à la chambre où mon père était en train de mourir.

Les choses importantes, elles sont complètement englouties dans un brouillard qui flotte dans ma mémoire. À un point tel que je ne sais plus distinguer si elles sont réelles ou non. Je me souviens avoir murmuré quelque chose à son oreille, même si je ne sais pas s’il m’entendait, mais je ne sais plus quelles sont les dernières paroles que je lui ai dites. Je me souviens qu’il y avait des gens avec nous, des oncles et des tantes, mais je ne sais plus qui. Je ne me souviens pas avoir pleuré, même si je l’ai sûrement fait. Je me souviens d’avoir serré, telle une automate, mon frère dans mes bras, mais je ne me rappelle plus de sa détresse ni de son chagrin.

C’était il y a si longtemps. La mémoire est une faculté qui oublie, surtout quand les souvenirs font mal. J’ai tendance à vouloir les gommer de brumes pour éviter qu’ils ne reviennent me heurter trop souvent.
Et le temps s’écoule, mais la peine est toujours là. Elle fait partie de moi, j’ai appris à vivre avec sa présence. Périodiquement, je rêve de mon père. Cet homme parti avant ses 40 ans qui n’a que très peu connu ses enfants. Et qui ne connaîtra jamais ses petits-enfants. Dans ce rêve, il vient cogner à ma porte et je l’accueille chez moi, tout heureuse de le retrouver. Sans cri, sans larmes, sans colère. Comme si son absence n’était rien.

Je lui parle de ma fille qui a les mêmes yeux que lui. Je lui parle de ses autres petits-enfants, de ma mère, de mes frères et sœurs. Je lui parle de ma vie, et souvent, il me dit qu’il est fier de moi. Parce que c’est, je crois, ce qui me manque le plus chez lui. Lorsqu’il m’a quittée, j’étais une adolescente maigrichonne et mal dans ma peau. Je veux, au plus profond de mon âme, que mon père soit fier de la femme que je suis devenue.

Je pense à lui très souvent, mais pas tous les jours. Ça m’effraie un peu de voir que tranquillement, il s’efface de mon quotidien. Il est devenu un épisode de ma vie, lointain et heureux, relié à mon enfance. Sa maladie et son décès, je ne m’y attarde presque jamais, parce que ce bout-là est trop douloureux. Même après toutes ces années.

Quand je pense à lui, je me rappelle son sourire que je trouvais si beau. Je me rappelle cette imagination débordante qu’il avait et dont j’ai hérité. Je me souviens de sa patience infinie, surtout avec les enfants. Je me souviens de sa curiosité et de sa soif inépuisable de connaissance, et de tous les documentaires qu’on écoutait ensemble. 

Des souvenirs, c’est tout ce qui me reste de mon père. Quinze ans de souvenirs à conserver précieusement pour le reste de ma vie. Personne ne devrait perdre un parent à un si jeune âge.